Orgue
La construction d’orgues en France aujourd’hui
Entretien avec Thierry Semenoux, Technicien-Conseil agréé pour les Orgues protégées au titre des Monuments Historiques auprès de la Direction Générale des Patrimoines
Pourriez-vous commencer par nous rappeler comment s’organise un chantier de restauration autour d’un orgue de Cathédrale et quelle place y tient le Technicien Conseil ?
La dynamique qui aboutit à une restauration d’orgue de Cathédrale est longue et complexe. Il faut tout d’abord rappeler qu’en France, les Cathédrales qui sont « siège épiscopal » appartiennent à l’État (partie immeuble et meuble, les orgues étant immeubles par destination, classés ou inscrits ou non au titre des Monuments Historiques).
Longue et complexe car point de rencontres en divers acteurs :
– l’État, propriétaire, représenté localement par les Conservations Régionales des Monuments Historiques (CRMH) (service des Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC), dépendantes du Préfet de Région.).
– L’affectataire, évêque ou son représentant.
– Le ou les organistes, qui tiennent leur légitimité de l’affectataire.
– Le plus souvent une association loi 1901 qui œuvre à l’animation musicale du lieu en lien avec l’affectataire, le(s) organiste(s) et le propriétaire.
Si la DRAC-CRMH projette la restauration de l’orgue de la Cathédrale, elle commande une étude préalable au Technicien-Conseil territorialement compétent. L’objet de cette étude porte sur les points suivants :
- Étude historique, accompagnée de la biographie du ou des auteurs de l’instrument et de son buffet, des sources d’archives et bibliographie correspondantes.
- Indication des conditions d’utilisation de l’édifice et de l’instrument.
- Description et constat d’état de l’orgue et de son environnement avec plans.
- Description succincte de l’édifice et de la localisation de l’instrument.
- Description de l’état du buffet, de la tribune et des accès à l’orgue
- Description et état des parties instrumentales (transmissions, alimentation en vent, sommiers, matériel sonore, etc..).
- Documentation graphique (plans 2 et 3D) et photographique.
- Projet de programme de travaux et d’intervention de l’état projeté comportant l’estimation des coûts et délais.
Pour cette étude, le Technicien-Conseil peut s’adjoindre la collaboration de spécialistes en divers domaines (atelier de photogrammétrie, bureau d’étude de structures porteuses, ateliers de polychromies, acousticiens, etc..). En général il cherche à nouer un dialogue le plus ouvert possible avec les utilisateurs locaux (affectataire et/ou organistes) et associatifs concernés.
Si l’orgue est classé au titre des MH (partie instrumentale et buffet), la DRAC demande la nomination d’un rapporteur auprès de la Commission Nationale du Patrimoine et de l’Architecture et des Patrimoines (CNPA) (5ème section). Celui-ci visite l’instrument, prend connaissance de l’étude préalable du TC et avec ce dernier présente le dossier en Commission afin qu’elle détermine le programme de travaux qui sera finalement retenu, en amendant plus ou moins les propositions du TC.
Si la partie instrumentale est non classée, le ou les programmes de travaux peuvent être soumis à la Direction Générale de la Création artistique (DGCA), bien que celle-ci n’ait pas d’instance organisée pour se prononcer sur tel ou tel point du programme.
Si parallèlement le buffet est protégé, cela relève de la CRMH.
Lorsque le programme des travaux est arrêté, commence alors la phase délicate de mise en place du plan de financement qui le plus souvent regroupe plusieurs partenaires (État, Ville et/ou Région, association locale, pôle de recherches de mécènes privés et publics, fonds européens).
En général, parallèlement à cette phase la CRMH qui est maitre d’ouvrage (MO) de la globalité de l’opération passe un contrat de maîtrise d’œuvre (MOE) avec le TC pour que celui élabore le dossier de consultation des entreprises et accompagne le MO tout au long de la procédure jusqu’à la réception des travaux.
Pour les orgues non État, mais protégés au titre des Monuments Historiques, et qui le plus souvent appartiennent aux communes, le recrutement du MOE se fait par mise en concurrence entre les TC agréés.
On comprend facilement que tous ces processus s’étalent le plus souvent sur des années ; de ma propre expérience cela peut aller de trois ans (ce qui est très rare) à une quinzaine, voire plus, d’années.
Ce temps long (le plus souvent pour des raisons financières), s’il n’est pas exagéré, peut-être mis à profit pour approfondir la réflexion sur le projet et ainsi l’affiner, le compléter et lui donner toujours plus de cohérence, tant au plan musical que patrimonial et technique.
Lorsque tous les feux financiers et techniques sont « au vert » la DRAC-CRMH lance un appel d’offre pour choisir le facteur d’orgues ou le groupement de facteur d’orgues. Cela se fait dans le cadre du Code de la commande publique. Les candidats peuvent poser des questions pendant cette phase. Pour les questions d’ordre techniques le MOE prépare les réponses qui sont transmises par le MO sur la plate-forme dématérialisée dédiée.
À la fin de cette phase de consultation, le MOE étudie les offres, et selon les termes du Règlement de Consultation, les note et propose un classement au MO. Il peut y avoir également une phase de négociations (qui ne porte pas forcément sur le coût mais peut être un amendement au plan technique, musical ou patrimonial).
Après l’attribution et la signature du marché, le travail du TC consistera à accompagner les travaux dans une concertation confiante avec le ou les facteurs d’orgues retenus. Il y a dans cet accompagnement un côté technique très fort, mais aussi un côté de relation humaine qui est tout aussi important. Le TC, même s’il a, de par les textes règlementaires, un rôle de contrôleur, doit avant tout être un facilitateur pour régler en harmonie les questions inévitables qui apparaissent au cours des travaux. Étant au carrefour entre le MO, la DRAC-CRMH, le(s) organiste(s), le(s) association(s), l’affectataire, il devra faire que le déroulement des opérations se déroule de la façon la plus « coulante » possible, et ce même dans des lieux, où des règlementations de plus en plus tatillonnes, créent parfois des difficultés qui ne devraient pas avoir lieu d’être. J’appelle cela « mettre de l’huile dans les rouages ».
Aujourd’hui quels sont les chantiers emblématiques en cours dans les Cathédrale françaises et quels sont les instruments les plus attendus ?
Il est vrai que nous n’avons pas vu depuis longtemps un tel nombre de travaux sur des orgues de Cathédrales État. La dernière phase « faste » remonte au début des années 1980, les années « Lang » qui avaient été très dynamiques également au plan patrimonial.
Aujourd’hui les principaux chantiers très récemment achevés, ou en cours, ou sur le point de débuter sont :
- Chartres Cathédrale GO : en cours.
- Amiens Cathédrale GO : en cours.
- Reims Cathédrale GO : en cours.
- Bordeaux Cathédrale OCH : achevé en 2023.
- Bordeaux Cathédrale GO : consultation en dernière phase. Doit théoriquement débuter en Janvier 2025.
- Soisson Cathédrale GO : en préparation.
- Rennes Cathédrale OCH : consultation en cours.
- Orléans Cathédrale OCH : en prévision.
- Nancy Cathédrale GO : En cours (travaux sur l’architecture de l’édifice en cours).
- Troyes Cathédrale GO: en préparation.
- Angoulême Cathédrale OCH : en préparation.
Tous les instruments sont attendus, qu’ils comptent 10 jeux ou 90 jeux. L’essentiel est que les facteurs d’orgues en charge aient été en capacité d’apporter une réelle plus-value, de par leur expérience et leur savoir-faire, au programme de travaux défini en amont, tout en respectant l’esprit de celui-ci.
Quelles sont aujourd’hui les conséquences pour les facteurs d’orgue de l’ouverture de tous ces chantiers ?
Pour répondre à cette question, il faut remonter un peu le temps. La dernière période « faste » pour la facture d’orgues en France remonte aux années « Lang » de la décennie 1980. Ensuite peu à peu, au grès des changements politiques, économiques, une longue descente aux enfers s’est installée (à nuancer en fonction des lieux ; par exemple Toulouse est exceptionnel (grâce à l’action de personnalités pionnières, aux premiers rangs desquels, Xavier Darasse, mais aussi Jean-Pierre Decavele, Philippe Bachet, etc… et à des responsables politiques et techniques de la Ville rose qui ont su percevoir l’enrichissement patrimonial d’une véritable gestion du parc « Orgues », sans oublier bien sur l’action déterminante de la DRAC-CRMH où une attention particulière à l’instrument à tuyaux s’est toujours manifestée, le tout poursuivi et mis en valeur par l’action des responsables successifs de l’association Toulouse les Orgues) avec des chantiers qui s’enchaînent de façon régulière et d’autres villes, dont pas des moindres, sont aux abonnés absents par manque de volonté politique plus que par manque de moyen. Cet affaiblissement de la commande publique (État ou Commune et qui représente l’essentiel de l’activité des facteurs d’orgues) a entraîné la fermeture d’ateliers plus ou moins importants ou du moins d’importantes réductions d’effectifs. De plus l’exercice du métier devenant de plus en plus difficile économiquement, le métier attirait moins et il y avait de moins en moins d’apprentis.
On a toujours observé un certain regain d’activité de la part des communes dans la période qui précédait les élections municipales (on se demande pourquoi ?!). Mais pour cette dernière période en 2019 (en amont des élections de 2020) le regain a été plus que certain. Faut-il y voir une concomitance avec les conséquences de l’incendie de Notre-Dame de Paris qui a lui-même déclenché une prise de conscience auprès des services de l’État ?
Ce redémarrage de l’activité est arrivé à un moment où l’étiage des facteurs d’orgues étaient au plus bas : résultat une saturation du marché. Il faut savoir qu’en France les deux ateliers les plus importants comptent un peu moins d’une vingtaine de compagnons ; on a un certain nombre de structures de 4 à 7 ou 8 compagnons, et aussi toujours des facteurs qui travaillent seuls ou à 2 ou 3. Pour les gros chantiers, cela entraîne des regroupements d’ateliers qui font des offres communes lors des consultations. C’est un avantage et une sécurité au plan économique, mais je pense (et depuis longtemps) que cela peut-être un réel « plus » dans la qualité technique des travaux en raison du partage d’expériences qui alors se font entre les divers membres du groupement. On est loin de l’époque ancienne (que j’ai pourtant connue) ou tel ou tel harmoniste vous tournait le dos lorsqu’il faisait une courbure de languettes !
Il y a donc maintenant plus d’apprentis en formation à l’école de facture d’orgues d’Eschau, formation en alternance, entres cours théoriques et pratiques à l’école et apprentissage dans les ateliers des facteurs d’orgues. Cela est positif pour l’avenir, un avenir qui n’est pas dépourvu de points d’interrogations.
Le premier point d’interrogation est générationnel : toute une tranche d’âge de facteurs d’orgues ou de compagnons confirmés va bientôt partir à la retraite. On sait bien que la passion du métier fait que dans la réalité beaucoup continuent, sous une autre forme, soit à accompagner l’atelier qu’ils ont dirigé ou créé, soit, au coup par coup, à apporter leur savoir-faire dans des opérations ponctuelles. Mais la question qui se pose est de trouver des personnalités capables de reprendre tel ou tel atelier en tant que responsable. La complexité administrative, les difficultés de gestion, sans oublier le challenge que représente le fait « d’harmoniser » des personnalités parfois très fortes entre elles à l’intérieur d’une même structure, peut décourager certains candidats potentiels. Dans le cas d’entreprises bien assises depuis longtemps et où les équipes ont une réelle cohérence, le passage en SCOP (Société Coopérative de Production) est une solution qui semble faire ses preuves, si tout du moins elle est acceptée par tous les futurs membres.
Le second point d’interrogation est plus strictement économique, voire politique : quid de l’avenir ? On a vu très récemment que si un(e) ministre de la Culture ne savait pas défendre son budget devant la forteresse de Bercy, les crédits alloués au Patrimoine (et donc aux orgues entre autres) pouvaient être drastiquement diminués. Cela crée une incertitude qui n’est pas sans peser sur le milieu de la facture d’orgues. Il faut donc que celui-ci s’organise pour avoir la plus grande souplesse de fonctionnement possible, pour absorber les à-coups de la commande publique (État et/ou Communes) qui représente l’essentiel du marché, tout en préservant l’essentiel qui est la transmission des savoirs aux futures générations.
Une dernière observation : je suis toujours très profondément choqué par de nombreuses inaugurations d’orgues, où les affiches, les invitations, les mentions sur le net ne font pas mentions du nom des facteurs d’orgues qui ont travaillé à la restauration de l’instrument. Il faut savoir que pour former de façon pérenne un compagnon, il faut autour d’une dizaine d’années, et que de toutes les manières celui-ci soit se rappeler tout au long de sa carrière un vieil adage que m’avait indiqué un compagnon facteur d’orgues de la vieille école : « en facture d’orgues tant que tu n’auras pas tout vu et le contraire de tout, tu n’auras rien vu ». Cela nous impose le respect vis-à-vis des membres de cette profession et doit nous inciter à renforcer l’avenir de leur pratique.