Histoire et anecdotes

La saga des Puget, facteurs toulousains des XIXe et XXe siècles

Théodore Puget, le fondateur (Montréal d’Aude 1799 – Toulouse 1883)

Une dynastie de facteurs d’orgues à Toulouse

La saga des Puget, c’est l’histoire d’une petite affaire familiale qui devient une manufacture nationale en entrant dans l’ère industrielle. Au début du XIXe siècle, il faut reconstruire les instruments détruits pendant la Révolution, remettre au goût du jour les orgues anciens, imaginer d’autres instruments pour de nouveaux usages et de nouvelles musiques. L’orgue connaît alors un âge d’or, à Toulouse comme dans toutes les villes de France. L’instrument est à la mode, dans les lieux de culte mais aussi dans les salons, les cinémas et les théâtres. En pleine révolution industrielle, l’instrument-machine fascine. Ingénieurs et musiciens s’allient dans une recherche de progrès technique. Les goûts changent : les orchestres symphoniques ont des effectifs énormes et l’orgue cherche à leur ressembler. Il devient monumental. Pour mener à bien ces grands travaux, des manufactures d’orgues se créent. La plus célèbre reste aujourd’hui celle d’Aristide Cavaillé-Coll. 

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Mais à ses côtés, au premier plan, se trouvent aussi Joseph Merklin à Paris, Louis Debierre à Nantes et Théodore Puget à Toulouse. En 120 ans (jusqu’en 1960) les trois générations de Puget construiront près de 350 orgues neufs. Avec les restaurations, relevages et réparations, ils interviendront au total sur 742 instruments. On trouve leurs instruments dans quarante-quatre départements français, treize orgues rien qu’à Paris. Ils s’exportent en Algérie, Allemagne, Espagne, Italie. Ils s’étendront dans le Caucase, au Sénégal, en Inde, jusqu’à Madagascar et l’Ile Maurice.

Eugène Puget, le fils musicien. (Lagrasse 1838 – Lavelanet 1892)

Jean-Baptiste Puget, le frère scientifique.  (Toulouse 1849 – 1940) 

Maurice Puget, la fin d’une époque. (Toulouse 1884-1960) 

Le patriarche de la maison Puget est un autodidacte, musicien, violoniste, organiste. Esprit curieux, il fut même horloger avant d’apprendre le métier d’organier auprès de Prosper Moitessier. Il s’installa à Toulouse en 1834 pour fonder la Manufacture d’orgues Puget & fils. Le succès arriva vite. Il reconstruisit en quelques années les instruments de plusieurs grandes cathédrales du Midi : Narbonne, Alès, Nîmes, Perpignan, Béziers.

Brillant élève du Conservatoire de Toulouse, il était destiné à une carrière de musicien. Mais après le décès brutal de son frère aîné, Eugène Puget rejoignit l’entreprise familiale. Doué, travailleur passionné, remarquable harmoniste, il laissa deux instruments magnifiques à Toulouse : l’orgue de Notre-Dame du Taur et celui de l’église de la Dalbade. L’orgue du Taur devint le modèle des réalisations novatrices d’Eugène Puget. À l’époque (1880), cet instrument était le plus révolutionnaire de tout le sud de la France. Avec sa mécanique parfaite et ses sonorités inouïes, c’était le seul orgue toulousain adapté aux exigences musicales de l’époque. En 1885, le curé de la Dalbade commande un nouvel orgue à Eugène Puget. Il sera terminé en 1888, et c’est le plus grand instrument sorti des ateliers toulousains. Devant plus de mille auditeurs, il fut inauguré par Charles-Marie Widor. En 1923, le clocher de l’église de la Dalbade, le plus haut de la ville, s’effondra. Les tonnes de briques, de poutres et de métal firent des dégâts humains et matériels considérables. Mais par chance, l’orgue, situé à l’autre extrémité de l’église ne fut pas trop touché. Soucieuse de préserver l’admirable instrument, la ville de Toulouse le fit réparer immédiatement, alors même que l’église était encore à ciel ouvert !

Jeune frère d’Eugène, Jean-Baptiste était le dernier enfant de Théodore. Plus doué pour le dessin que pour la musique, Jean-Baptiste Puget était chargé des plans et des buffets des instruments. Passionné par les innovations techniques de son temps, il correspondait avec de nombreux scientifiques. Lorsqu’il succéda à son frère Eugène, il fit la promotion du système tubulaire pneumatique des orgues Puget, ce qui propulsa la manufacture sur la scène nationale et internationale. Son chef-d’oeuvre est l’orgue de la cathédrale d’Albi. Mais parmi ses nombreuses constructions, il fit aussi un orgue pour le théâtre des Champs Elysées à Paris et un autre… pour le cinéma Le Royal à Toulouse !

Le fils aîné de Jean-Baptiste était musicien comme son oncle Eugène. Il reprit les rênes de la Manufacture en 1922 qui s’éteignit avec lui, en 1960. Père de l’orgue néo-classique, il tenta, comme le voulait l’époque, de « baroquiser » certains instruments. À Toulouse il réalisa l’orgue de l’église Saint-Jérôme en 1936.

Monsieur Feuga et Maître Jungk, organiers au XIXe siècle. Histoire d’une entreprise toulousaine

Le 16 décembre 1844, un violent incendie se déclara dans l’orgue de l’église Saint Eustache à Paris, où Charles Barker travaillait à la bougie au réglage du nouvel instrument de la Maison Daublaine-Callinet. Ce drame retentissant entraîna la liquidation de l’illustre manufacture d’orgues et le départ de ses ouvriers. Trois d’entre eux, Frédéric Jungk, Émile Poirier et Nicolas Lieberknecht, déjà dans le Sud-Ouest pour des chantiers Daublaine-Callinet, leur employeur, s’y installèrent définitivement. Ces hommes du Nord, aidés d’un riche commerçant toulousain, fondèrent une des plus importantes manufactures d’orgues de la région.

L’Alsacien Frédéric Jungk, le leader de cette aventure, se mit à son compte à Toulouse en 1845. Dans la Gazette du Languedoc, il avisait « MM. Les ecclésiastiques qui auraient quelques commandes à lui faire, qu’ils n’avaient qu’à s’adresser

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place Saint-Aubin, en face de la rue du Rempart Saint-Etienne ». Il concevait l’orgue et dirigeait l’affaire, Émile Poirier, originaire de Tours, s’occupait de la tuyauterie et Nicolas Lieberknecht, né en Allemagne, était responsable de la mécanique. 

En 1845, avant la création du Bd Carnot, la place Saint-Aubin se trouvait à l’angle de la rue d’Aubuisson. Très vite, les affaires démarrent. La première commande faite à Frédéric Jungk est pour l’orgue du couvent des Soeurs Notre-Dame, rue Pharaon. C’est aujourd’hui l’église Saint-Antoine du Salin, devenue un local privé. L’orgue a disparu en 1905. Puis Jungk, Poirier et Lieberknecht construisent deux instruments à Montauban ( Eglises Saint-Joseph et Saint-Orens de Villebourbon) et l’orgue de Saint-Nicolas à Toulouse. Pour ce développement rapide, ils purent compter sur l’aide matérielle d’un riche passionné : Bertrand Feuga.

Bertrand Feuga, né dans une famille modeste du Tarn-et-Garonne, connut une belle ascension sociale en faisant commerce des chaussures. Négociant très prospère, il était installé avec ses frères rue Saint-Rome, à l’angle de la rue du May. Avant le percement des rues de Metz et d’Alsace-Lorraine, la rue Saint-Rome était l’artère la plus commerçante de la ville.  Dans un premier temps, Bertrand Feuga se contentait d’avancer des fonds à Frédéric Jungk. La construction d’un orgue est longue, Feuga pourvoyait à l’achat des matériaux et aux salaires en attendant la livraison et le paiement de l’instrument, « pour faciliter l’exercice de leur industrie ». Mais avec la Révolution de 1848, la situation financière de Jungk devient plus difficile. Feuga rachète alors l’entreprise, garde Jungk à sa tête et l’équipe Poirier- Lieberknecht et transfère la manufacture au 35 rue des Balances, aujourd’hui rue Gambetta. C’est un quartier en pleine ébullition, où les expropriations commencent pour construire les arcades de la place du Capitole.
En dix ans, l’association des facteurs d’orgues et du riche négociant en chaussures permettra de construire et réparer une trentaine d’instruments, dont quatre grands orgues : Toulon, Verdun-sur-Garonne, St-Pierre des Chartreux et Grasse. À partir de 1855, Jungk et Feuga se séparent. Le facteur d’orgue s’installe 10 rue du Sénéchal, puis Poirier et Lieberknecht se mettent à leur compte. Ils fondèrent alors une nouvelle manufacture renommée, mais c’est une autre histoire… Bertrand Feuga, à qui les orgues de Toulouse doivent donc beaucoup, ne tira pas grand profit de sa passion. Il fit faillite en 1867. Dans l’inventaire de son dépôt, on retrouva des tuyaux et des bois secs qui firent le bonheur de Baptiste Puget aîné, à son tour à la tête d’une manufacture… (Merci à Michel Evrard pour son travail documentaire)

Et voguent les orgues. Le transport des orgues au XIXe siècle

Le Canal du Midi, qui relie Toulouse à la Méditerranée depuis le règne de Louis XIV, servit au transport du courrier, des marchandises et des personnes. Avant l’avènement du chemin de fer, les barques tirées par des chevaux sur les chemins de halages transportèrent également… des orgues. L’apogée de la facture d’orgue toulousaine correspond d’ailleurs aux années de trafic les plus intenses sur le canal.

Les deux grandes manufactures d’orgues toulousaines, Feuga-Jungk et Puget, qui jouissaient d’une renommée nationale, voire internationale, vendaient des instruments dans tout le pays. Pour transporter les orgues qui étaient ensuite assemblés sur place, les facteurs utilisaient des rouliers (charrette à cheval) et, si le trajet le permettait, la « Navigation Accélérée » sur le Canal du Midi. 

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Grâce à la navigation accélérée, mise en place dans les années 1830, les marchandises embarquées à Toulouse arrivaient à Sète en quatre jours, un record de vitesse. Pour tenir ce rythme de 11 km/h, les bateaux partaient toutes les 24h, voyageaient de jour comme de nuit, avec des changements réguliers de chevaux et passaient en priorité aux écluses.

Toulouse-Grasse : l’orgue express ou comment déplacer un orgue de 9 tonnes sur 450 km en 10 jours

Trois documents permettent de reconstituer les trois étapes de l’acheminement de Toulouse en Haute-Provence (450 km à vol d’oiseau) du grand orgue de la cathédrale de Grasse. L’instrument était sorti en 1854 de la manufacture Feuga-Jungk, située à l’époque rue des Balances, l’actuelle rue Gambetta. L’orgue de neuf tonnes et demie, réparti en 143 colis fit le voyage en deux fois dix jours. Un premier envoi, constitué de 39 colis (9 tonnes), quitta le Port Saint-Sauveur le 26 décembre 1854 et arriva à Sète le 31 décembre. Là, les colis attendirent le départ de l’un des paquebots à vapeur, L’Océan ou La Méditerranée qui assuraient la correspondance Sète-Marseille le 3 de chaque mois. Le bateau touchant la côte, il ne restait qu’une trentaine de kilomètres de roulage pour arriver à Grasse, le 8 janvier. La seconde cargaison, composée de « 4 caisses de tuyaux d’orgues en étain pesant brut 643 kg » (Lettre de voiture de Toulouse à Grasse, archives cathédrale de Grasse) quitta Toulouse le 8 mars 1855. Il est probable qu’elle ait été acheminée par barque accélérée et paquebot rapide : les tuyaux de l’orgue étaient attendus pour la réception de l’instrument le 15 avril ! (Merci à Michel Evrard pour son travail documentaire)

L’Orgue de Concert dans l’Angleterre victorienne

Au milieu du XIXe siècle, l’installation de grandes orgues dans les salles de concerts nouvellement construites obéit à un véritable projet social.

« Nous sommes d’accord que l’orgue, parmi d’autres choses, peut participer à la cause du développement social. La musique ne peut en soi ni élever ni abaisser l’homme. Elle n’est en soi, ni bonne, ni mauvaise. Mais, par association, elle peut défendre la cause de la vérité, éveiller l’imagination, inspirer de grandes actions héroïques et faire avancer la cause de la vertu et de la moralité. Ainsi, nous espérons que l’orgue deviendra un agent puissant pour secourir les faibles de leur dégradation, et les sortir de leurs habitudes misérables et immorales… » Le monde Musical, Londres, 1853

 

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« À Birmingham on passe de deux récitals d’orgue hebdomadaires à trois, permettant chaque fois d’accueillir entre 1000 et 2000 travailleurs qui ne payent qu’un penny comme billet d’entrée. Les programmes élaborés par les grands virtuoses, W.T

Best, W. Spark, comprennent traditionnellement un choix judicieux de grands classiques de Bach ou Haendel, une transcription d’ouverture d’opéra et de mouvement de symphonie et une pièce de bravoure sur une mélodie populaire… » In Nicholas Thistlethwaite : « The making of the victorian organ », Cambridge University Press 1990.

L’Orgue de cinéma

En 1895, Louis Lumière a inventé le cinéma. La première présentation de cette invention a eu lieu le 21 septembre 1895 à La Ciotat. À cette occasion fut projeté, pour la première fois, le film « L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat ». Suivirent des projections à Paris, Marseille ou d’autres villes. Les séances du Cinématographe Lumière au Salon indien du Grand Café à Paris étaient accompagnées au piano… Puis vint l’orgue… La première alliance de l’orgue et du cinéma a eu lieu à Paris, lors de l’Exposition Universelle de 1900 où dans la grande Salle des fêtes, on avait installé un écran géant de vingt mètres de base et un grand orgue de salle de concert construit par Charles Mutin, successeur de Cavaillé-Coll. Ainsi des organistes pouvaient improviser avec talent lors des projections des films du Cinématographe Lumière et notamment : « l’arrivée d’un train en gare de La Ciotat », « Le repas de bébé », « L’arroseur arrosé »…

Charles Mutin devait par la suite réaliser de grandes orgues de spectacle pour le Cirque d’Hiver, exploité au cinéma par la

 

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société Pathé de 1907 à 1923 et pour le Gaumont Palace à Paris. Toutes les grandes salles s’équipèrent alors de cet instrument roi, véritable orchestre à lui tout seul. L’orgue devenait alors le complément du cinéma muet et à chaque séance, l’organiste avec son improvisation toute personnelle donnait au film un caractère différent… » In « Arts et Mouvements », association pour la renaissance d’un orgue de cinéma à La Ciotat.

Sweelinck, premier organiste municipal

À la suite de l’introduction du culte calviniste aux Pays-Bas en 1578, l’orgue est banni du service divin. Les orgues et les églises deviennent la propriété des municipalités. Les églises ne servent pour l’Office que le dimanche et accueillent le reste du temps des activités laïques, comme les concerts d’orgue quotidiens. L’organiste est rémunéré par la ville. Les orgues deviennent un objet de prestige et de nombreuses villes investissent dans des restaurations ou des constructions d’orgues neuves. Les organistes bénéficient d’un statut social plutôt élevé, bien qu’avec un salaire plutôt médiocre. Les concerts d’orgue quotidiens attirent ainsi un large public d’amateurs de musique. Pour les étrangers, écouter un concert d’orgue faisait partie des choses à ne pas manquer à Amsterdam. En 1594, le comte Philippe Louis II de Hanau mentionne comme attractions à Amsterdam : la maison de l’artillerie, un éléphant vivant dans la maison de la guilde des archers et enfin l’organiste de la ville.  In Frits Noske : « Sweelinck », Oxford Studies.

L’orgue dans l’empire romain

Très vite, l’hydraule conquit le monde romain. On sait que l’hydraule était devenue l’auxiliaire habituel des jeux de l’amphithéâtre et le passe-temps favori de quelques empereurs mélomanes. De nombreux bas-reliefs en témoignent. (…) Depuis Néron, qui fut un musicien averti et qui, peu de temps avant sa mort avait fait l’acquisition d’un nouvel orgue dont il étudiait avec passion le mécanisme et qu’il se proposait de jouer bientôt en public, d’autres empereurs furent séduits par cet instrument. (…) À l’occasion de certaines fêtes populaires, les orgues sont également amenées et jouées dans les rues de la ville et constituent donc une attraction tout à fait particulière, plus recherchée que le jeu des bouffons ou le concert des tibicines. In Jean Guillou : « L’orgue, Souvenir et Avenir », Buchet-Castel 1978

Chicago Stadium, 1935

« Construit en 1929 par la compagnie Barton, l’orgue devait servir à un stade de 20 000 personnes. La console était équipée de 6 claviers et de 828 registres. Al Melgard, qui travaillait pour la compagnie Barton fut également l’un des premiers organistes titulaires. Un soir, alors qu’une bagarre éclate suite à une décision impopulaire lors d’un match de boxe, Al Melgard tira tous les jeux de l’orgue et entonna l’hymne national, ce qui dompta les émeutiers. Il fut récompensé par la promesse d’un contrat à vie. Durant son activité d’organiste, il joua pour des meetings politiques (on pense qu’il est l’auteur de « Happy days are Here Again » , ce qui deviendra le thème du parti démocrate), des matchs de hockey, des spectacles de cirque ou toute autre manifestation prévue dans le stade. In « Remembering the Big Barn on W. Madison and its big Barton pipe organ”

Dynam-Victor Fumet

Né à Toulouse, Dynam-Victor Fumet commença ses études musicales au Conservatoire de cette même ville où furent vite reconnus ses dons exceptionnels… Il fut présenté au Conservatoire National de Paris à l’âge de seize ans où il fut reçu dans la classe de César Franck pour l’orgue… La municipalité de Toulouse lui vota une pension pour l’achèvement de ses études à Paris et son départ pour la capitale fut accompagné, en guise de soutien, par la fanfare municipale.

Il devient quelques temps chef d’orchestre au « Chat noir » où il ne tarde pas à démissionner pour laisser sa place à son camarade Éric Satie. C’est à partir de cette époque qu’il s’adonne au spiritisme et devient un médium réputé… Nommé organiste à l’église Sainte-Anne-de-la-Maison-Blanche, il mena une carrière discrète malgré son génie d’improvisateur qui attirait les foules. Texte de Jean-Claude Guidarini